La dissertation philosophique au baccalauréat
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La dissertation philosophique au baccalauréat : son histoire, les raisons de son introduction et son lien avec le programme.
La dissertation est-elle, comme on l’entend parfois aujourd’hui, un exercice trop difficile pour la plupart des élèves ? Un moyen de reproduction sociale par les qualités intransmissibles scolairement qu’elle valorise ? Une épreuve artificielle et philosophiquement peu formatrice ? Si on laisse de côté les critiques de certaines pratiques de la dissertation peu conformes à sa destination philosophique [1] , on entend aujourd’hui des voix s’élever contre l’esprit même de cette épreuve : contre l’idée même de dissertation, et non contre tel ou tel de ses travers possibles ou de ses mauvais usages. Faudrait-il alors en finir avec cet exercice, s’il paraît si peu adapté aux besoins des élèves et aux finalités que doit se donner l’enseignement de la philosophie ?
Avant de répondre à ces critiques, il me semble utile de rappeler comment la dissertation s’est imposée progressivement, au cours de l’histoire de l’enseignement de la philosophie en France, comme forme privilégiée d’exercice eu égard à la fin que s’est donné cet enseignement dans les programmes des lycées : développer l’exercice réfléchi du jugement en relation avec l’acquisition d’une culture philosophique.
Enseigner la philosophie
L’enseignement de la philosophie en France, tel qu’il s’est constitué depuis le XIXe siècle, présente trois caractères principaux :
1) C’est un enseignement philosophique (et pas seulement un enseignement « de la philosophie  ») : le cours de philosophie n’est pas un cours d’histoire de la philosophie dans lequel le professeur s’efface devant les doctrines qu’il expose (en restant extérieur à la recherche que ces doctrines manifestent, qu’il en présente simplement les thèses de façon doxographique, ou qu’il s’efforce d’en montrer les raisons ou la cohérence), mais un cours dans lequel le professeur se fait lui même philosophe, fait de la philosophie devant ses élèves et avec eux.
2) C’est un enseignement qui vise à apprendre aux élèves à philosopher, à faire eux-mêmes de la philosophie. L’enseignement de la philosophie ainsi entendu a une dimension émancipatrice : les élèves sont invités à « penser par eux-mêmes  » et à développer l’exercice réfléchi de leur jugement. L’enseignement philosophique est une école de la liberté de penser [2].
3) C’est enfin un enseignement de la philosophie. La philosophie n’est pas un exercice simplement formel du dialogue, de l’esprit critique ou du jugement : elle a une histoire propre et se pratique à partir de l’appropriation active des œuvres constitutives de cette histoire. C’est ainsi que les différents programmes de philosophie qui se sont succédés depuis le XIXe siècle ne fournissent pas seulement des listes de notions, de domaines ou de problèmes, mais aussi des listes d’œuvres ou d’auteurs à étudier.
C’est l’unité de ces trois caractères qui fait la spécificité de cet enseignement. Un professeur de philosophie qui exposerait à sa classe sa propre « philosophie  » sans le nécessaire effort d’appropriation critique de la philosophie telle qu’elle s’est constituée historiquement, et sans se soucier de rendre ses élèves intellectuellement autonomes, transformerait la philosophie en idéologie. Il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves ce qu’il faut penser, mais bien de les aider à exercer leur jugement de façon réfléchie. Inversement, un professeur qui se contenterait d’exercer ses élèves à réfléchir, à « penser par eux-mêmes  » et à dialoguer entre eux, sans leur donner accès, par l’exemple de son enseignement, à ce qui, dans l’histoire de la philosophie, a transformé notre manière de poser les problèmes, ou a fait surgir de nouveaux problèmes que les élèves pourraient difficilement découvrir par eux-mêmes, transformerait l’enseignement de la philosophie en simple travail d’animation de débats. Un tel travail n’est pas sans utilité, mais ce qui fait la spécificité d’un enseignement proprement philosophique disparaîtrait. Enfin, l’exposé de doctrines philosophiques détaché du souci de comprendre pour soi-même (pour le professeur comme pour l’élève) ce dont il y est question, ne peut conduire qu’à une revue d’opinions que l’on peut sans doute retenir en vue du baccalauréat par un ennuyeux travail de mémorisation, mais dont on a peu de chance de saisir l’intérêt et le rapport au réel, et qui ne pourront donc pas faire l’objet d’une véritable appropriation.
Le programme de 2003 : exercice du jugement et souci du réel, culture philosophique, exemplarité.
La nécessaire unité de l’exercice du jugement et d’une « culture philosophique  » est soulignée avec force dans le préambule des programmes de 2003 (séries générales) et 2005 (séries technologiques) : « L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. Une culture n’est proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position des problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles ; l’exercice du jugement n’a de valeur que pour autant qu’il s’applique à des contenus déterminés et qu’il est éclairé par les acquis de la culture.  »
Penser par soi-même n’est pas penser seul, et cela suppose, au contraire, la capacité de soumettre ses propres opinions à un examen critique, de s’élever par conséquent au dessus de ce qu’un point de vue initial peut avoir de particulier, et de se mettre, pour cela, à la place des autres [3]. La lecture des philosophes joue évidemment un rôle décisif dans cet élargissement de l’esprit nécessaire à une pensée autonome.
Cette lecture, pour être faite dans la perspective d’une culture philosophique, ne doit pas être menée pour elle-même, à des fins de pure érudition. L’intérêt philosophique d’un texte ne réside pas dans la connaissance qu’il nous procure de la pensée de son auteur ou de l’époque où il a été écrit, mais bien dans l’éclairage qu’il nous donne sur les réalités mêmes sur lesquelles il s’interroge. C’est ce souci du réel [4] et de la recherche de la vérité qui fait qu’on lit un texte en vue de former un jugement (de parvenir à une conclusion, au moins provisoire) sur ce dont il parle, et que l’on exerce par là (dans les deux sens du terme : mettre en Å“uvre et former par l’exercice) son propre jugement. Le programme ne manque pas de souligner que l’enseignement de la philosophie a pour horizon, indissociablement, le développement d’une pensée critique et l’accès au réel et à sa complexité [5] : « Il contribue à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en Å“uvre une conscience critique du monde contemporain.  » (Préambule, I.1).
Et cela, le professeur doit d’abord l’enseigner par l’exemple [6] : en dispensant un enseignement lui-même philosophique, et qui unit par conséquent lui-même, dans son exercice, culture philosophique et jugement réfléchi. Comme l’indique le programme, « Il n’y a pas lieu de fournir une liste exhaustive des démarches propres au travail philosophique, ni par conséquent une définition limitative des conditions méthodologiques de leur assimilation. Le professeur doit lui-même donner dans l’agencement de son cours l’exemple de ces diverses démarches, exemple dont l’élève pourra s’inspirer dans les développements qu’il aura à construire et dans l’approche des textes qu’il aura à expliquer.  » (Programme de 2003, III).
La dissertation au baccalauréat : origine et but.
La dissertation de philosophie a été introduite au baccalauréat en 1864, à l’initiative de Victor Duruy. À la différence des exercices de rédaction qui l’ont précédée, et qui faisaient davantage appel à la mémorisation et à la restitution d’un cours, elle a été instituée pour favoriser une appropriation active de l’enseignement reçu. À partir de 1880, et sous l’influence de Lachelier, l’accent est mis sur la formation de l’esprit critique de l’élève et sur la liberté du professeur, dont l’enseignement invite les élèves à « penser par eux-mêmes  » avec lui [7]. C’est la raison pour laquelle le terme de « dissertation  » [8] (qui invite à l’analyse autant qu’à la synthèse) sera finalement préféré à celui de « composition  ». Au sens large, la dissertation, est l’examen ordonné d’un sujet (question, notion, couple de notions, texte [9]…). Au sens étroit, elle se distingue de l’explication de texte (épreuve introduite en 1966 [10]), et porte (du moins au baccalauréat) sur un sujet prenant la forme d’une question. Dans tous les cas, elle n’est pas une simple « composition  » ou mise en ordre de connaissances qui lui seraient extérieurement données. Sa composition doit être précédée et accompagnée par un travail d’analyse et de recherche d’idées. Son cheminement est celui d’un examen critique et d’une recherche, et non celui de la restitution de connaissances acquises.
Règles de la dissertation : règles du dialogue et de l’exercice réfléchi du jugement
La dissertation est un exercice dans lequel on est appelé à porter un jugement réfléchi sur le sujet proposé. Trois règles simples en dérivent, qui suffisent à définir la nature de cet exercice :
1) Il ne s’agit pas, dans une dissertation, d’exposer ce qu’on pourrait penser, ou ce que des philosophes ont pensé, au cours de l’histoire, sur le sujet, mais bien de penser soi-même, de philosopher soi-même. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il s’agit d’exposer ses « idées personnelles  » (ce ne serait, là encore, que de la doxographie), mais bien de penser, au sens actif de ce verbe, ce qui conduit en particulier à soumettre ses propres idées à un examen critique, au lieu de simplement les exprimer ou de s’en faire l’avocat de façon plus ou moins bien argumentée [11]. Il faut, en un mot, « penser par soi-même  ».
2) Puisqu’il s’agit de porter un jugement réfléchi, et de manifester par conséquent une pensée active et critique, il importe de prendre en compte la pluralité des points de vue possibles sur le sujet. La « culture philosophique  » qu’apporte la lecture et l’assimilation de textes philosophiques joue, de ce point de vue, un rôle important. Penser par soi-même n’est pas penser seul : c’est au contraire par le dialogue que l’on peut soumettre ses propres idées à un examen critique, se détacher de ses préjugés éventuels, et penser véritablement par soi-même.
3) Il faut enfin s’efforcer de dépasser la pluralité des points de vue en présence pour parvenir à une « synthèse  », au moins partielle et provisoire. Il s’agit en effet de porter un jugement réfléchi : un jugement qui tienne compte, par conséquent, de l’ensemble de ce qui aura été soumis à un examen, et s’efforce ainsi de penser le réel dans sa complexité.
Se servir de sa propre raison, dialoguer, chercher à surmonter les contradictions en vue de penser le réel : on retrouve dans ces exigences les « maximes du sens commun  » exposées par Kant dans le § 40 de la Critique de la faculté de juger, et qui sont présentées dans l’Anthropologie comme les maximes que doit suivre tout « penseur  » (§ 59). La première maxime (« penser par soi-même  »), qui est la maxime des lumières (Aufklärung), est celle d’une pensée toujours « active  » et par conséquent « sans préjugés  » ; la seconde (« penser en se mettant à la place de tout autre  ») est celle d’une pensée « élargie  », capable de s’élever à un point de vue universel ; la troisième (« toujours penser en accord avec soi-même  »), est la maxime d’une pensée « conséquente  ».
Les fins de l’enseignement philosophique (favoriser une pensée émancipée et active, ouverte et capable de dialogue, soucieuse du réel) coïncident donc avec celles de la dissertation qui constitue, de ce point de vue, un exercice complet, et de nature à donner, par sa pratique, la formation visée par les programmes, ainsi qu’à en évaluer de façon pertinente les acquis.
La dissertation : une épreuve de baccalauréat appropriée à l’enseignement de la philosophie et accessible à tous
On reproche parfois à la dissertation d’être un exercice trop difficile (au moins dans certaines séries, comme les séries technologiques), impossible ou difficile à évaluer, sinon de façon arbitraire ou socialement sélective, parce qu’il ne suffit pas d’en connaître les « règles  » pour savoir les appliquer, et que l’essentiel, de plus, n’est pas dans les règles, mais dans des qualités qui ne relèvent pas de l’apprentissage par le travail (l’intelligence, le jugement, le « philosophique  »â€¦). On lui reproche également d’être un exercice trop facile (du moins pour les « héritiers  ») et qui relève davantage de la rhétorique que de l’argumentation sérieuse et, là encore, d’être davantage un instrument de sélection sociale que le moyen de reconnaître un travail effectif. On lui reproche enfin parfois, au nom d’une conception combinatoire et réticulaire de la pensée, de reposer sur le « mythe  » selon lequel on pourrait « penser par soi-même  », mythe qu’il faut dénoncer au nom d’une conception plus « modeste  » de la pensée comme travail de « composition  » ou de « construction  », voire de « copier/coller  » [12].
Contre ces objections, on peut, me semble-t-il, faire les remarques suivantes :
1) Faut-il renoncer à demander aux élèves de « penser par eux-mêmes  » ? Et puisque la dissertation est, par définition, un exercice de réflexion et de jugement dans lequel il s’agit, précisément, de « penser par soi-même  », faut-il en finir avec une telle épreuve, qui serait, en raison de cette exigence, impossible à évaluer, voire irréalisable du fait de l’absurdité de ce qu’elle demande ? On a tenté récemment, par exemple, de justifier une initiation à la philosophie qui remplacerait la dissertation par un « travail de combinaison et d’agencement  » (S. Charbonnier, Que peut la philosophie ?, Seuil, 2013, p. 184), ou de « compilation  » (Ibid., p. 186), sélectionnant des textes (par exemple sur Internet) pour composer un devoir (« copier/coller  », Ibid., p. 185), par le fait que cela permettrait de « ne pas perdre d’emblée certains élèves pour la seule raison qu’ils n’aiment pas écrire  » (Ibid., p. 186) et aussi, plus radicalement, parce que cela conduirait à rompre enfin avec « le mythe selon lequel je suis l’auteur de mes propres idées  » (Ibid., p. 185), et « l’idée que l’on pense par soi-même  » (Ibid., p. 186). Si on laisse de côté le caractère réducteur d’une telle conception de la pensée, ramenée à sa dimension combinatoire, à l’exclusion de toutes les autres (réfléchir, juger, douter, critiquer, questionner, argumenter, etc.), le rejet de « l’idée que l’on pense par soi-même  », sur lequel s’appuie le rejet de la dissertation, repose sur une étonnante méconnaissance du sens de cette formule : « penser par soi-même  » n’est évidemment pas, en effet, comme on l’a vu, penser seul ! Si c’était le cas, il serait impossible de dialoguer en « pensant par soi-même  », ou de lire un livre avec esprit critique ! Non seulement on peut, mais on doit, dans un dialogue, s’efforcer de penser par soi-même, et répondre aux questions en s’efforçant d’être présent à ce qu’on dit, en pensant ce qu’on dit (c’est ce que demande, par exemple, constamment Socrate à ses interlocuteurs), alors même que l’on parle et que l’on pense avec quelqu’un. Lorsque Kant formule avec force cette exigence de « penser par soi-même  » comme quelque chose qui doit s’imposer à tous ceux qui prétendent être des « penseurs  » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 59), et comme une maxime du sens commun (Critique de la faculté de juger, § 40), il l’associe étroitement à une maxime dont il la déclare inséparable : celle de « penser en se mettant à la place de tout autre  » (Ibid.). Penser par soi-même, ce n’est donc pas penser seul, mais simplement penser au sens actif du mot [13]. Ce n’est sans doute pas facile (comme le souligne Kant au début de Qu’est-ce que les lumières ?), c’est peut-être un processus infini vers un idéal qui ne sera jamais complètement réalisé (on n’en finit peut-être jamais de se libérer de ses préjugés, ou de devenir intellectuellement « majeur  »), mais sans cet effort, quel peut être le sens d’une culture philosophique ? S’il faut renoncer à cela, quel peut bien être l’objet d’un enseignement de la philosophie ? Et comment trouver, si l’on veut préparer à une pensée véritablement autonome, un meilleur exercice que la dissertation, exercice aussi libre et aussi peu directif que possible, puisque les élèves y sont appelés à formuler eux-mêmes le problème que pose le sujet qui leur est proposé ?
2) Mais peut-on évaluer le développement d’une pensée personnelle ? N’est-ce pas nécessairement subjectif ? Et si cela ne repose pas sur des critères objectifs, comment cela peut-il s’apprendre ? Et si cela ne s’apprend pas, comment cela pourrait-il être autre chose qu’un moyen de « reproduction  » sociale, au seul bénéfice des « héritiers  » ? Ces objections reposent sur la même confusion que les précédentes : s’il s’agit bien, dans une dissertation, de manifester une « pensée personnelle  », ce n’est pas au sens où il s’agirait d’exprimer ses opinions, en les accompagnant d’arguments plus ou moins solides afin de les rendre plausibles, mais bien au sens où il s’agit de penser, y compris en mettant en question ses propres opinions initiales, afin de parvenir à une conclusion qui ne s’impose à l’esprit qu’après réflexion. Or, la pensée, lorsqu’elle est conçue comme un travail et une activité, peut parfaitement être évaluée « objectivement  », dans ses diverses opérations (analyser un sujet ; dégager le présupposé d’une thèse ; formuler une question préalable ; rendre raison d’un fait ; soumettre un exemple, un argument ou une objection à un examen critique ; faire une distinction conceptuelle ; opérer un déplacement de perspective ou de point de vue ; faire une synthèse, etc.). Et ce travail de la pensée, dans les multiples formes qu’il peut prendre, s’apprend [14] : par l’exemple (celui que donne le professeur dans ses leçons, et celui des philosophes, à la lecture desquels le cours introduit) et par la pratique (celle, principalement, de la dissertation et de l’explication de textes). Ce n’est évidemment pas in abstracto qu’on peut apprendre à philosopher (cela ne peut se faire qu’à travers l’effort pour résoudre des problèmes effectifs et en même temps à travers l’étude de philosophes qui se sont essayés à le faire de manière exemplaire [15]), mais il s’agit bien d’apprendre à philosopher. C’est cela qu’il s’agit d’évaluer. Et ce qu’un élève a appris à faire peut être évalué de façon au moins aussi objective que ce qu’il a appris à savoir. Bien plus : lorsqu’on dissocie les thèses des philosophes que l’on a étudiés de la démarche à l’intérieur de laquelle elles se situent, ces thèses deviennent objectivement « discutables  » et ne constituent plus des « connaissances philosophiques  » sur lesquelles on peut s’appuyer, et de la même façon, lorsque ces thèses se présentent dans une copie indépendamment de toute pratique philosophique, elles ne peuvent donner lieu à aucune évaluation objective.
3) Si, comme on vient de le voir, philosopher s’apprend, et si la dissertation, dont l’exercice permet cet apprentissage, ne relève ni d’une rhétorique facile mais accessible aux seuls « héritiers  », ni de mystérieuses qualités de jugement ou d’intelligence philosophiques qu’aucun travail ne saurait procurer, reste à savoir si ce n’est pas une épreuve trop difficile pour la majorité des élèves, et impossible à maîtriser en une seule année, surtout si les horaires sont très réduits, comme dans les séries technologiques.
La dissertation est un exercice complexe, dans la mesure où elle mobilise au service d’une fin (formuler un jugement réfléchi sur un sujet) une multiplicité d’activités de l’esprit (chercher ce qui fait problème dans une question ; analyser et définir les termes du sujet ; chercher des arguments, des exemples, des objections pour chacune des thèses en présence ; chercher les présupposés du sujet et des différentes thèses à examiner ; construire un plan, etc.).
On peut sans doute cultiver ces diverses activités pour elles-mêmes (apprendre à problématiser, à conceptualiser, à analyser, à argumenter, à faire des synthèses, etc.), mais elles n’ont pas d’intérêt en elles-mêmes : elles n’ont de sens que dans la mesure où elles sont mises au service de la formulation et de la résolution effective d’un véritable problème, d’une pensée qui cherche à saisir le réel dans sa complexité. Remplacer cet exercice complet qu’est la dissertation par des exercices plus simples ne mobilisant qu’une activité de l’esprit à la fois serait comparable au remplacement de l’exercice d’un sport par des exercices de préparation, par exemple de musculation ou d’assouplissement. La natation étant une activité trop complexe, on lui substituerait l’apprentissage, en salle et hors de l’eau, de mouvements séparés des bras et des jambes. L’École, comme l’a bien montré Dewey, ne peut « préparer  » à une future vie active que si elle renonce à être une simple « préparation  » n’ayant de sens que par les activités futures qu’elle rend possibles : les activités scolaires doivent comporter une fin et une signification en elles-mêmes [16], pour pouvoir préparer à des activités adultes elles-mêmes sensées.
Mais, objectera-t-on, si l’on renonce à remplacer la dissertation par des exercices plus simples, on peut cependant « guider  » le travail des élèves en associant de tels exercices à la préparation des dissertations. S’agissant du travail fait par les élèves en cours d’année, de tels exercices sont assurément profitables. Cela favorise et stimule le travail personnel au lieu de s’y substituer, et c’est dans cet esprit que les exercices, toujours associés à un devoir complet à effectuer, doivent être conçus. De tels exercices partiels ne sont en effet utiles que s’ils sont mis, chaque fois, au service de l’effort pour résoudre un problème réel, et s’ils ne sont pas effectués pour eux-mêmes et sans autre perspective qu’une simple gymnastique de l’esprit. Le caractère purement formel et dénué d’intérêt intrinsèque de tels exercices, loin de faciliter le travail des élèves, le rendrait plus difficile au contraire, car peu motivant en raison de son abstraction. Saisir l’intérêt de ce que l’on fait est le moteur principal du progrès scolaire, et c’est ce qui permet, progressivement, de surmonter les obstacles et les difficultés rencontrées.
Peut-on, de la même façon, faciliter le travail des élèves au baccalauréat en complétant le sujet de dissertation par des questions destinées à guider leur réflexion ? Ce qui est utile, en cours d’année, à la préparation d’une dissertation est au contraire un obstacle à l’élaboration d’une réflexion autonome lorsqu’il s’agit d’un travail en temps limité. L’élaboration d’une problématique personnelle demande en effet du temps, ainsi que de la liberté dans le choix des questions que l’on estime devoir se poser pour traiter un sujet. Une liste prédéfinie de questions préalables au traitement du sujet ôte cette liberté, et ne laisse pas le temps de faire à partir de là une véritable dissertation [17].
Une telle épreuve, constituée d’une multiplicité de questions partielles, conduirait – si elle devait, à terme, se substituer à la dissertation ou la marginaliser (on voit mal à quelle autre fin elle a pu être introduite), puis s’étendre à l’ensemble des séries – à une modification profonde de l’enseignement de la philosophie. Des exercices d’analyse ou d’argumentation, en effet, qui, comme on l’a vu, ne prennent sens que dans la mesure où ils sont au service de l’examen d’un véritable problème (examen qui constitue l’objet propre de la dissertation), deviendraient nécessairement une fin en soi, puisqu’ils seraient l’épreuve même à laquelle il faudrait préparer les élèves. Ce qui n’était qu’un travail préparatoire deviendrait le but même de la préparation. Des moyens, qui ne deviennent philosophiquement formateurs que par la fin qu’on leur donne et l’usage qu’on en fait, deviendraient eux-mêmes des fins en soi, et un enseignement ainsi dispensé finirait par perdre de vue sa finalité proprement philosophique.
4) La dissertation est ainsi un exercice qu’on peut difficilement mettre en question sans prendre le risque de renoncer, en même temps, aux finalités de l’enseignement philosophique telles que les définissent nos programmes. Il faut donc, plutôt que d’adapter les épreuves du baccalauréat à l’idée que l’on se fait des capacités des élèves, chercher les moyens qui pourraient permettre de surmonter les difficultés rencontrées. Dans les séries technologiques, par exemple, l’horaire (2h par semaine) est sans doute trop faible (surtout dans des classes nombreuses et non dédoublées) pour permettre aux élèves d’écrire, au bout d’un an, des copies suffisamment étoffées. Le caractère réduit des horaires est une raison de plus de ne pas remplacer la dissertation par des questions : cela ne pourrait conduire qu’à consacrer le peu de temps dont on dispose à faire autre chose que de la philosophie. Il est décisif, dans ce domaine comme dans les autres, de ne pas réfléchir sur les moyens en oubliant les fins. L’enseignement philosophique doit, plus que jamais, assumer et réaffirmer ses finalités, et, pour cela, loin de chercher à en finir avec la dissertation, en défendre le principe et en promouvoir l’exercice.