L’esclavage chez Aristote
L’esclavage chez Aristote
(les références à la Politique renvoient à l’édition de Pierre Pellegrin : Aristote, Les politiques, GF)
Rappelons tout d’abord qu’Aristote n’affirme pas que l’esclavage, tel qu’il est effectivement pratiqué dans les cités grecques, est « naturel  ». Il indique simplement à quelles conditions l’esclavage serait « naturel  ».
Il n’est pas sà »r de ce point de vue qu’il y ait des hommes qui répondent effectivement à la définition donnée de l’esclave « par nature  », c’est-à -dire un être seulement capable d’exécuter physiquement les tâches que lui confiera un maître « par nature  », c’est-à -dire un être capable de prévoir et de commander (Pol., I, 2, §2). Dans le ch. 5 du Livre I, où Aristote examine ex professo la question de savoir s’il y a des hommes qui correspondent au concept d’esclave par nature, il ne répond qu’en mode hypothétique (I, 5, § 11, p. 103 ; traduire : « Qu’il y ait donc des être qui soient, par nature, les uns libres, les autres esclaves, c’est évident pour ceux pour qui l’esclavage est à la fois utile et juste  » ; titre abusif de Pellegrin dans l’édition GF). Cela est confirmé par la fin du ch. 6 (p. 107), qui affirme clairement qu’il ne faut pas diviser les hommes en deux catégories naturelles, les hommes libres et les esclave, mais que cette distinction n’existe que dans certaines conditions : si elle est mutuellement avantageuse (et c’est alors seulement qu’elle peut être juste). Maintenant, à quelles conditions est-elle avantageuse ? La condition est énoncée par le chapitre 5 : il faut qu’il y ait autant de différence entre deux hommes qu’entre l’âme et le corps, ou entre un homme et une bête sauvage (I, 5, § 8).
Cette condition, on le voit, est extrêmement restrictive. Peut-elle même être remplie ? Et Aristote n’est-il pas ironique quand il le laisse entendre ? Deux indices permettent de le supposer :
Lorsqu’il s’interroge sur l’âme des esclaves, dans le ch. 13, Aristote reconnaît à l’esclave la possession de toutes les parties de l’âme, y compris la raison ; c’est ce qui justifie la recommandation finale d’admonester les esclaves plutôt que de leur donner simplement des ordres, car ils sont capables d’entendre raison.
Il y a un autre contexte où Aristote mentionne une différence qui serait telle, d’homme à homme, qu’elle justifierait une soumission sans discussion : s’il se présentait, note le ch. 13 du Livre III (§§ 13-14, pp. 252-253) un homme qui l’emporte par l’excellence sur tous les autres, et dont la vertu serait sans commune mesure avec celles des autres (mè sumblèta, 84a6), c’est-à -dire un être qui serait « comme un dieu parmi les hommes  » (84a10), il ne serait pas convenable (prepon, III, 17, 88a25) de le tuer ou de l’ostraciser, et il ne reste qu’à obéir (88a28), et « de bonne grâce  » (asménôs, III, 13, 84b33). Il serait ridicule (84a14) de légiférer à propos de tels hommes, car ils répondraient alors comme les lions de la fable à la revendication d’égalité des lièvres (« Où sont donc vos griffes et vos dents ?  »â€¦) (84a15-17). L’ironie, ici, est manifeste. Ne peut-on pas supposer qu’elle est aussi présente dans le contexte, analogue, de la différence d’homme à bête supposée par l’esclavage ?
Supposons cependant qu’Aristote ne soit pas ironique, et qu’il existe réellement des hommes d’une bestialité telle qu’ils soient faits pour l’esclavage. Il n’en resterait pas moins qu’on ne pourrait pas les identifier comme tels avec certitude. Lire Pol. I, 5, § 10, pp. 102-103. C’est ce qui fait dire à J. Brunschwig (« L’esclavage chez Aristote  », Cahiers de philosophie, n° 1, sept. 1979) que, dans ces conditions, « il y a peut-être des esclaves par nature et des hommes libres, mais la belle affaire, si nous sommes incapables de savoir lesquels et si nous n’avons aucun droit de supposer que leur situation réelles correspond à leur situation naturelle  ». De sorte que l’analyse d’Aristote, loin de contribuer à légitimer l’esclavage, viserait au contraire à faire apparaître le décalage toujours possible entre le fait et le droit.
Il faut aussi remarquer la différence que manifeste l’analyse d’Aristote entre les conditions qui rendent l’esclavage possible et celles qui rendent l’esclavage légitime. C’est, selon I, 13, § 7, l’absence de capacité délibérative qui pourrait rendre l’esclavage « naturel  », et, partant, légitime. Or, lorsqu’il examine les conditions qui favorisent la réduction des hommes à l’esclavage, au début du ch. 7 du Livre VII, on s’aperçoit qu’il se passe tout le contraire de ce qui devrait se passer légitimement : ce n’est pas le manque d’intelligence, mais le manque de courage (vertu guerrière) qui explique l’esclavage (lire VII, 1, §2, pp.470-471).
On pourrait objecter à tout cela, comme le fait Luc Ferry, qu’il n’en reste pas moins qu’Aristote envisage la possibilité au moins théorique d’un esclavage légitime, de sorte que la plaidoirie de J. Brunschwig pourrait se retourner contre elle-même, « en suggérant malgré elle la conclusion qu’il conviendrait enfin de mettre en harmonie le fait avec le droit, de sorte que la hiérarchisation de l’ordre social ne souffrirait plus la moindre critique, chacun occupant de facto la place qui lui revient selon la nature  » (Homo Aestheticus, pp. 332-333). Peu importe, au fond, que certaines places soient « mal remplies  », ce qui compte, c’est que chacun a une place inscrite dans sa nature, nature au dessus de laquelle on ne s’élève jamais, de sorte qu’elle constituer comme « une prison dont on ne saurait s’évader  » (Ibid., p. 333). C’est de cette « nature-prison  » que témoigne l’idée d’un esclave par nature. Le même point de vue est défendu par A. Renaut in Philosophie du droit, II, ch.1 consacré à « Aristote et le droit naturel  ».
Deux objections :
D’abord, la « nature  », dans le domaine des affaires humaines, ne produit pas ses effets de manière invariable ; elle n’agit que « le plus souvent  » (ôs epi to polu). Cf. EN V 10 (l’ambidextre). Elle peut donc être contrariée (cf. VII, 13, p. 493) , et certains emplois du terme de « nature  », dans la Politique, laissent même supposer qu’elle doit parfois l’être : cf. les cités « naturellement esclaves  » mentionnées en IV 4.
Ensuite, la « nature  » n’implique pas nécessairement, du moins dans la totalité des emplois du terme chez Aristote, la permanence dans le temps : si l’on reprend l’exemple des cités « naturellement esclaves  », leur « nature  » dépend de l’absence, à un moment donné, d’un corps de guerriers capable de les défendre. Cela peut n’être que conjoncturel : ni originel, ni définitif. Cela est vrai également de la nature des relations (comme cela semble être le cas de l’esclave par nature, qui n’est tel que dans sa relation avec un maître par nature, et non avec n’importe quel homme qui se présenterait pour l’asservir). Il n’est donc pas exclu, me semble-t-il, de penser, aussi paradoxal que cela puisse sembler, une genèse sociale des caractères et des situations qui font l’esclavage « naturel  » (à l’image de ce qui se passe dans les formes plus habituelles d’esclavage que décrit Aristote : IV, 11 (pp. 312-313) ; V, 11 (p. 397)) . Il n’est pas exclu non plus, et cela semble même être postulé par Aristote, que l’esclavage naturel soit un état provisoire. Cf. B. Cassin (“Aristote avec et contre Kant†, dans Penser avec Aristote, Erès, 1991 ; repris dans B. Cassin, Aristote et le logos, PUF, 1997) , qui insiste sur le fait que la nature de l’homme, c’est le logos, que l’esclave, en tant qu’homme, possède le logos (même si c’est imparfaitement), et que cela fait de lui un être éducable (cf. Pol. I, 13, p. 133), donc transformable, non fixé dans sa définition et son statut d’esclave, qui n’est donc par une « prison  » (Ferry). Autre argument pouvant aller en ce sens : la recommandation que fait Aristote dans le Livre VII (ch. 10, p. 482). Cf. Eco., I, 5, §6 (la justice et l’intérêt veulent qu’on fixe un terme à l’esclavage : c’est plus clair que le passage du livre VII, qui pourrait être interprété comme relevant du beau mensonge…).